Je me souviens de cette main fragile, toute ridée, presque décharnée, qui dansait sur la peinture. Il lui manquait quelques phalanges, suite à la difficile vie dans les déserts australiens. Sur la toile, elle déposait des points avec virtuosité et concentration, juste munie d’une fine baguette de bois pointue. Cette main tremblait par moment, sans chercher la perfection, mais juste dans l’émotion du partage d’une histoire inscrite en elle. Si souvent cette main avait caressé les lieux représentés sur la peinture, comme cette roche rouge pulvérisée par des millions d’années d’érosion, dans une intimité toute particulière avec le Temps du Rêve Aborigène. Ici la plissure dans la roche évoquait le cheminement des 7 sœurs à travers le territoire, grands ancêtres entre ciel et terre, entre l’accomplissement de la Loi et la Création des constellations comme Orion et les Pléiades.
Périple dans l'Australie secrète II : Aux portes du désert du APY land
Quelles rencontres aujourd’hui ! Après quelques 650 km de route asphaltée, puis de terre rouge en tôle ondulée, me voilà dans le APY Land.
À l’arrivée au centre d’art d’Iwantja, je vois deux voitures de police à l’entrée. Le Premier ministre de South Australia visite la communauté. Les artistes sont presque tous là. Quel plaisir de les rencontrer à nouveau. La presse, les photographes sont aussi de la partie et les flashes palpitent autour d’eux et des œuvres en préparation. Sa visite est immortalisée sur la pellicule, avec le grand artiste Alec Baker.
J’échange quelques mots forts sympathiques avec le Premier, The Hon Steven Marshall MP, qui porte un vif intérêt à ce mouvement artistique au sein du APY Land.
Il rencontré Emmanuel Macron il y a quelques semaines, la France ayant signé un gros contrat de vente de sous-marins avec l’Australie.
Il souligne que les liens y compris culturels sont forts entre les deux pays, avec par exemple plus de 140 œuvres du Musée d’Orsay actuellement exposées à Adelaide comme des œuvres de Monet... nous échangeons même quelques mots en français.
Les journalistes présents m’interviewent également pour avoir le point de vue d’un galeriste européen, sur ces artistes célébrés en Australie et à travers le monde.
Au centre d’art j’échange avec l’artiste Betty Muffler qui sera bientôt exposée à Bruxelles en novembre prochain. Devant une peinture de 3 m, elle m’explique la signification d’une de ses œuvres liée au Rêve des 7 sœurs.
Beth et Heath, les deux managers, tiennent la barre du beau navire Iwantja avec la présidente et le board des directeurs Aborigènes. Cette structure communautaire accomplit ici encore des merveilles. Leurs habits reflètent l’éclat des pigments et l’intensité créative propre à ce lieu. Nous avons en fin de journée le temps d’un bel échange sur des projets futurs en commun.
En fin de journée à Mimili Maku (accommodation), je retrouve un bébé kangaroo à qui je donnais le biberon il y à un an. Il continue de téter goulûment celui que je lui offre ce soir. Quel contraste. Dans la poche de leur mère ils tètent pendant deux ans.
Le lendemain, quelle joie de retrouver Fregon. En 2014 j’avais croisé Gillian qui est maintenant la manager du centre d’art, après Bev qui a passé ici 28 ans. Un job intense.
Je revois avec plaisir les grands artistes Taylor Cooper et Witjiti George. Il a les yeux qui pétillent, et avec plein d’humour, il est enchanté de présenter ses œuvres sur l’histoire fondatrice de la Création avec les deux serpents Wanampi. Que de merveilles ici encore.
Je revois le Premier ministre de SA qui passe en fin de journée. Nous discutons autour de ma sélection réalisée avec les artistes et Gillian, pour la future exposition à Bruxelles. Il a un bon œil et collectionne également quelques œuvres.
Ce matin avant de quitter Mimili, je suis monté sur une colline où il est autorisé d’aller. La vue sur la « vallée » de Mimili est magnifique.
En descendant sur cette pierre rouge sang, pulvérisée, carbonisée par les millions d’années d’érosion, j’ai retrouvé la coccinelle des films de mon enfance. Elle a pris quelques rides. Et les écailles de sa peintures offrent de magnifiques compositions abstraites.
Ce soir je dors dans l’ancienne maison du studio manager du centre d’art. À l’entrée je retrouve un papillon de nuit absolument géant. Tout est disproportionné et grandiose ici.
Les kilomètres filent et plus l’on rentre dans le territoire, plus tout gagne en intensité.
Au centre d’art, on devine toutes les mains talentueuses derrière ces pinceaux au repos. Vivement demain que la chorégraphie reprenne sur les toiles.
La part invisible de la Création de la Terre : Yirrkala - Arnhem Land
J’en rêvais depuis des années. En raison des distances, des enjeux de transport par bateau et avion, la perspective d’organiser à Bruxelles une grande exposition avec le nord de l’Australie et leurs extraordinaires écorces peintes était comme un challenge.
Puis en juillet dernier le temps était venu de lancer le projet. Je me rendais à Yirrkala en pleine Terre d’Arnhem, dans une vaste zone tropicale de l’Australie en grande partie intacte et non touchée par l’homme. Sur un territoire aussi grand que trois fois la Belgique, vivent juste 3800 Aborigènes Yolngu.
A 17 000 km de la capitale de l’Europe, juste de l’autre côté de la terre, pendant 5 jours, je vais appréhender avec eux leur territoire, chasser en leur compagnie le poisson Barramundi dans la mangrove, munis d’une lance et d’un propulseur sans grand succès.
Les rencontres avec les artistes furent très marquantes. Les observer peindre ces fines lignes d’ocres quadrillés confine à un moment partagé de méditation tant résonne sur l’écorce plane le savoir spirituel de ces grands initiés.
Telle combinaison de couleurs souligne ici le clan de l’artiste. Telle matrice géométrique évoque la part invisible de la Création de la Terre par les grands ancêtres au temps du Rêve. Les évènements sont grandioses, comme cette rivière qui ouvre le ventre de la planète pour inventer un estuaire en des temps géologiques. Derrière des formes taillées en losange comme des diamants, ou disposés en carrés juxtaposés comme les quartiers de New-York city, ou en lignes parallèles tels les scarifications des niveaux d’initiation des anciens, se glissent de façon sous-jacente, codifiée, ce savoir sans cesse célébré depuis la nuit des temps.
Cette exposition est un véritable voyage pictural, au cœur de formes essentielles dont la proximité graphique résonne dans notre propre univers, au delà des frontières, langues et cultures.
A de rares exceptions, les œuvres nous semblent tout d’abord abstraites, proche des codes de notre art contemporain occidental. Et pourtant derrière ces figures géométriques dansantes, s’épanouissent les ancêtres totémiques comme les crocodiles, dugongs ou requins… A l’inverse du désert central australien, la terre est ici luxuriante et généreuse.
Les écorces d’eucalyptus peintes ondulent sous la lumière, et offrent des effets de drapé dignes de l’antiquité romaine. Nous sommes aux confins de la peinture et de la sculpture par les vibrations qui jouent avec les fibres du bois et les nœuds des troncs.
Chaque événement naturel est sublimé et révèle l’écho savant du peuple Yolngu, gardien de cette terre depuis 65 000 ans.
20 artistes de premiers plans nous présentent ici la quintessence de leur art millénaire. Habitués aux cimaises des musées en Australie, à Washington, au British Museum, ou au MET, ils nous offrent ici à Bruxelles la chance d’appréhender leur art de visu.
Agés de 24 ans à 80 ans, ils nous invitent dans un voyage intérieur, au delà des frontières du perceptible, par le vecteur de la noblesse des matériaux d’ocres et de bois et l’infini délicatesse de tracés signifiants.
A bientôt,
Bertrand Estrangin